Tentative(s) de déplacement(s)

2015. Série d’interventions discrètes, lecture-performance. Invitation de Cloé Beaugrand à faire une série d’interventions artistiques dans le cadre de son exposition Tentatives de rapprochement, à L’Espace d’en bas, Paris, en juillet 2015.

« Damien Dion, adepte des détournements minuscules, des interventions infinitésimales, des actions furtives, vient non pas en « rajouter », comme aurait fait n’importe quel invité, mais, en considérant l’exposition de Beaugrand comme un environnement donné ou une situation existante, il tente d’en saisir les interrelations et les rapports à la ville, au monde globalisé. Ainsi, il manipule les objets accumulés dans la galerie, il en expérimente l’autonomie, mais aussi il les soumet à l’expérience du contexte. C’est un procédé extrêmement pragmatique de confronter l’art et son aura à la réalité du monde. Cette friction entre la fiction et le réel n’est pas documenté par des vidéo ou des photos, comme d’autres artistes de l’intervention peuvent le pratiquer, mais par le récit que l’artiste en fait le soir du vernissage. Une oralisation du processus qui n’est pas sans rappeler que l’oralité est caractéristique d’une stratégie (…) qui procède à la fois d’une méfiance envers les usages aliénant du milieu de l’art et d’une volonté affirmée de jouer avec le monde sans convoquer les philosophes certifiés et sans s’encombrer d’objets imposants. Moins, c’est vraiment mieux. »
Alain Farfall, extrait de « Une brève histoire de l’art comme instrument de résistance », préface de l’ouvrage de Cloé Beaugrand Des Tentatives 2011-2015, Paris, L’Espace d’En Bas, 2016

Deux séries d’interventions : L’Espace du Dehors (expositions temporaires), où différents éléments de l’exposition de Cloé Beaugrand ont été sortis dans la rue ; et Viens chez moi, j’ai droit d’asile, interventions dans l’église Notre-Dame-de-Lorette à partir de travaux de Florian Cochet, artiste lui aussi invité par Cloé Beaugrand et qui avait réalisé une série d’interventions discrètes dans l’Espace d’En Bas, regroupées sous le titre Viens chez moi, j’habite chez une copine.

Quelques documents et lecture du texte Tentative(s) de déplacement(s), Peinture de faits et gestes, le 9 juillet 2015 à L’Espace d’En Bas :
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L’Espace du Dehors (expositions temporaires) : plan des expositions
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L’Espace du dehors (expositions temporaires) : Faux et usage de faux (marche-performance, d’après Cadere)
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L’Espace du Dehors (expositions temporaires) : Welcome to Paradise! (lâcher de confettis noirs à l’entrée de la rue de Paradis)
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L’Espace du Dehors (expositions temporaires) : Sens de la visite (66 punaises jaunes plantées dans un banc public du Square Montholon)
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L’Espace du Dehors (expositions temporaires) : Entr(av)ées (barres recouvertes de feuille d’or entravant les entrées du 22 et du 24 Cité de Trévise)
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Viens chez moi, j’ai le droit d’asile : liste des interventions :
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Viens chez moi, j’ai le droit d’asile : Le Mystère de la Trinité (icône), Photographie d’une photographie retournée de Florian Cochet intitulée Jésus, Noël et Moi, et glissée dans la vitrine d’affichage des horaires d’ouverture de l’église Notre-Dame-de-Lorette
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Tentative(s) de déplacement(s) – Peinture de faits et gestes
(ce texte a été lu le jeudi 9 juillet 2015 à l’Espace d’En Bas)

Invité par Cloé Beaugrand à intervenir dans le cadre de son exposition personnelle Tentatives de Rapprochement à l’Espace d’en bas, j’avais pour projet d’opérer une série de déplacements, de perturbations plus ou moins discrètes au sein des agencements précaires déjà proposés par l’artiste. Agencements qui, je le rappelle pour ceux qui n’étaient pas encore venu – ou qui n’avaient pas compris, ou bien qui n’avaient pas fait l’effort de lire la feuille de médiation pourtant rédigée à cet effet – sont composés de matériaux divers glanés par l’artiste au fil de montages et démontages d’expositions, et appartenant tous à des œuvres éphémères, destinées normalement à être jetés après usage.
Un plaque de lino de Wim Delvoye par ici, un morceau déchiré d’une photo de Aï Wei Wei par là… Mais également, du bambou, du fil, des punaises, des filets, des confettis, des fragments de papier peint, des bouts de bois, des barres de fer… Autant de matériaux qui, sortis du contexte de l’art, ne sont justement que des matériaux banals sans aura ni valeur artistique particulière. Et cela d’autant plus, donc, qu’ils étaient promis à la déchetterie.
Sauvés de justesse de la poubelle, ces matériaux devenus déchets se voyaient soudain offerts une nouvelle vie artistique grâce à la générosité et la bonté de Cloé Beaugrand, qui est d’ailleurs la seule personne que je connaisse à soigner les cailloux. Ce sont donc ces successions d’états, ces allers-retours entre art et non-art, ces changements de statut en fonction du contexte, qui ont suscité mon intérêt. Et puis une invitation comme ça, ça ne se refuse pas ! Ainsi, si le travail de Cloé Beaugrand se nourrit du travail d’autres artistes pour exister, le mien consisterait à se nourrir de celui de Cloé Beaugrand.
Lors de nos premiers échanges, il était question que je réalise des déplacements discrets des divers éléments de l’exposition, que je la reconfigure en somme, proposant ainsi de nouveaux agencements qui n’auraient eu pour seule particularité d’avoir été disposés par mes soins et non par l’artiste. Mais celle-ci ayant déjà expérimenté un certain nombre de variantes en amont du vernissage (l’exposition ici visible n’étant qu’un état possible parmi une infinité d’autres), proposer une variante de plus mais signé de mon nom n’aurait eu qu’un intérêt limité. Il a également été évoqué la possibilité de chambouler totalement l’exposition, puis de tout remettre en place avant le jour de la présentation du projet et de faire le récit de ce que finalement personne n’aurait été en mesure de voir. L’idée me plaisait bien mais j’avais déjà fait une proposition à peu près similaire lors d’une précédente exposition.
J’ai donc décider d’aborder le problème différemment : si la propriété artistique d’un objet ou d’un matériau dépend du contexte, le faisant passer de l’état d’œuvre d’art signé par un quelconque grand nom de l’art contemporain à l’état de simple déchet puis de nouveau à l’état d’œuvre d’art par l’entremise de Cloé Beaugrand, force est de constater qu’à chaque fois ces éléments sont envisagés non comme détritus mais comme constituants d’œuvres, ils sont présentés dans des cadres identifiés comme artistiques. C’était le cas des expositions dont ces matériaux sont issus, c’est encore le cas ici, au sein de cette exposition ou dans les catalogues conçus par Beaugrand. Que se passe-t-il si ces éléments sont déplacés hors des lieux de l’art pour s’infiltrer discrètement dans la réalité quotidienne ?

Ces réflexions ont donné lieu à deux séries d’interventions dans l’espace urbain que je vais m’employer à décrire ici.
La première proposition s’intitule L’Espace du Dehors (expositions temporaires) et regroupe cinq interventions réalisées dans les alentours de l’Espace d’en bas, et dont les emplacements ont été reportés sur un plan du quartier accompagné de légendes.
L’intervention numéro 1, intitulée Sens de la visite, est une série de 66 punaises jaunes issues initialement d’une œuvre murale de Benjamin Sabatier et prélevées dans l’une des installations précaires de Cloé Beaugrand. Elles ont été ensuite plantées dans l’assise d’un banc public du Square Montholon le lundi 29 juin, agencées de sorte à former une double-flèche. Deux lignes de 12 punaises placées côte-à-côte forme la barre centrale. À chaque extrémité se trouvent un triangle de 21 punaises formant chacune une des pointes de la flèche. Chaque pointe est constituée d’une rangée de 6 punaises à sa base, suivi d’une rangée de 5 punaises, suivi d’une rangée de 4, puis de 3, puis de 2, la pointe du triangle étant constituée d’une seule punaise. Avec un peu de chance, ça y est encore. Peut-elle faudrait-il aller vérifier…
L’intervention numéro 2, dont le titre est B.A BA, est un ensemble de quatre dalles de linoléum de Vim Delvoye placées sur le rebord d’une fenêtre du rez de chaussée du 4 rue Montholon. Un détail amusant : ces dalles ont deux types de motif assez semblables mais suffisamment différents pour constater qu’ils ont été répartis en deux catégories distinctes. Nous avons le modèle A et le modèle B, ces lettres étant inscrites au marqueur noir au dos des dalles. Ces dalles ont donc été judicieusement placées contre les volets fermés de la fenêtre pour former une ligne horizontale, commençant à gauche par une dalle B, suivie d’un espace, une dalle A, un espace, puis une dalle B et une dalle A, tranche contre tranche, sans espace entre. L’agencement pouvait donc se voir mais également se lire, chaque dalle étant une lettre. Les dalles utilisées ici viennent de celles laissées de côté par Cloé Beaugrand et visibles dans la pièce du fond près de la table de consultation des documents. B.A BA a été exposé une heure par jour à 4h de l’après-midi durant quatre jours entre le mardi 30 juin et le vendredi 3 juillet.
L’intervention numéro 3 est une action consistant à saisir une poignée de confettis noirs issus du monticule disposé sur le rebord intérieur de la fenêtre de l’Espace d’en bas, de se rendre à l’entrée de la rue de Paradis, au croisement du Faubourg Saint-Denis, pour lâcher joyeusement ces confettis dans les airs. Cette action festive s’intitule Welcome to Paradise!
Pour l’intervention numéro 4, j’ai utilisé deux barres cylindriques recouvertes de feuilles d’or pour entraver l’accès aux entrées des numéros 22 et 24 de Cité de Trévise pour une durée indéterminée. Du moins c’était l’idée, jusqu’à ce qu’un agent d’entretien de la ville de Paris, qui nettoyait le trottoir non loin de là, me demande de retirer ces barres pour ne pas gêner les habitants. Il est vrai que j’étais resté proche du lieu du crime pour observer d’éventuelles réactions. En temps normal, je ne serais pas resté et les aurais abandonné là. Mais ces barres dorées appartiennent à l’Espace d’en bas, et Jean-Louis Chapuis, qui est sans doute un peu fétichiste (peut-être est-ce parce que ça brille, je l’ignore), m’avait expressément demander de les rapporter après. Heureusement, des photographies des barres en situation permettent de faire croire à la réussite de cette installation perturbatrice intitulée Entr(av)ées.
L’intervention numéro 5 est une marche-performance avec accessoire ayant pour titre Faux et usage de faux. Lors de ma première visite de l’exposition de Cloé Beaugrand, j’avais remarqué ce tasseau de bois carré posé contre une plaque de verre enserrée entre deux caisses. Sur ce tasseau se trouvent des bouts de rubans adhésifs colorés placés à intervalles plus ou moins régulier sur l’ensemble du bâton, sorte de parodie « cheap » des barres de bois rond d’André Cadere, que l’artiste avait pour coutume de trimballer à bout de bras lors de marches dans la ville, pour aller les disposer discrètement contre le mur d’une galerie ou de n’importe quel lieu consacré à l’art contemporain. Je me suis donc saisi de ce faux Cadere de facture pour le moins rudimentaire pour entamer une marche. Le point de départ, totalement arbitraire est situé au niveau du 11 Cité de Trévise, à proximité du petit rond-point ressemblant à un petit parc dans lequel on n’a pas le droit d’aller. J’ai ensuite remonté Cité de Trévise vers la rue Bleue, pris cette rue vers la gauche, tourné à droite rue Riboutté, puis à droite rue Lafayette pour déboucher dans la rue Papillon que j’ai descendu pour revenir rue Bleue et finir ma marche dans l’Espace d’en bas pour déposer le bâton à un autre endroit que son emplacement initial. C’est finalement le seul élément qui a été déplacé au sein de l’exposition.

La deuxième série d’interventions hors de l’Espace d’en bas porte le titre générique de Viens chez moi, j’ai le droit d’asile, détournant le titre de la série d’interventions intitulée Viens chez moi, j’habite chez une copine, de Florian Cochet, lui-même artiste invité à intervenir dans cette exposition. On notera en passant que Cloé Beaugrand peut se targuer d’avoir inventé le concept d’exposition individuelle collective. Mais je laisse le soin aux historiens de l’art de vérifier avec rigueur cette assertion. Les propositions de Florian Cochet sont de nature extrêmement discrètes voire cachées, créant une forme élégante et subtile de jeu de piste où il est question, à partir de cinq titres sans descriptions, de découvrir ce qui a été réalisé.
J’ai donc choisi de travailler à partir de deux de ses propositions. Tout d’abord celle intitulée Jesùs, Noël, et Moi, 2015, qui consiste en une photographie retournée et placée sous verre. Nous n’avons donc aucune idée de de ce qui est photographié, seul le dos, contenant le titre manuscrit, est visible. Cette dimension énigmatique, renforcée par la connotation religieuse des termes « Jesùs » et « Noël », m’ont évoqué les Mystères qui, dans la théologie catholique, sont des réalités inaccessibles à la seule raison et objets d’une révélation. Ils sont, selon Saint-Paul, le dessein même de Dieu. Parmi les mystères du dogme catholique il y a celui de la Trinité. Ici, Jesus, Noël et Moi deviennent les acteurs d’une nouvelle Trinité. En photographiant ce dos de photographie, ce qui était le dos d’une image devient lui-même image, c’est-à-dire icône. La photographie ainsi réalisée, baptisé Le Mystère de la Trinité (icône), a été glissé subrepticement dans un placard-vitrine sur la grille principale de l’église Notre-Dame de Lorette, là où sont consultables les horaires de la messe.
L’œuvre de Florian Cochet, modeste et discrètement déposé parmi les documents de Cloé Beaugrand dans la pièce du fond de l’Espace d’en bas se voit soudain mis en lumière dans l’espace public pour toute personne passant devant Notre-Dame de Lorette.
C’est dans ce même endroit que j’ai choisi de placer la seconde proposition, intitulée La Multiplication des tétines. La proposition initiale de Florian Cochet, nommé Tétine est un insert furtif glissé dans un exemplaire du recueil de poèmes en prose de Francis Ponge Le Parti Pris des Choses, exemplaire lui-même furtivement ajouté à la bibliothèque de l’Espace d’en bas. Cet insert reprend avec précision le modèle de page du livre de Ponge, que ce soit dans le choix du papier, sa teinte, son grammage, son format, la typographie utilisée, mais il s’agit d’une création littéraire de Florian Cochet. Une fausse double-page 67-68 recto-verso venant en doublon à côté de la vrai double-page. J’ai pris le contre-pied de l’extrême discrétion et de la méticulosité de l’artiste en photocopiant Tétine à 300 exemplaires, mis en page sous la forme d’une page A4 pliée en deux et laissés sur les bancs de l’église le samedi 4 juillet au soir pour qu’ils puissent être utilisés par les paroissiens le dimanche matin lors de la messe de 11h, sûrement ravis de découvrir ce texte comme support à leurs prières. Par la photocopie, le texte perdait ainsi en qualité de reproduction ce qu’il gagnait en visibilité et disponibilité.

La dernière série d’interventions, intitulée Archives Beaugrand : ajouts récents, est un renversement de ce qui a été proposé auparavant : le dehors réintègre le dedans. Il s’agit d’une contribution personnelle aux fiches d’inventaires de Cloé Beaugrand visibles dans son classeur. L’artiste s’étant arrêté au numéro d’inventaire 000017, j’ai proposé 7 nouvelles fiches en reprenant la numérotation là où elle s’est arrêté, c’est-à-dire à 000018 jusqu’à 000024. Cependant ses fiches ne font pas l’inventaire de déchets issus d’œuvres d’art, mais de véritable déchets laissés dans la rue tels que des planches bois, des plaques de cartons, des palettes abandonnées ou encore des sacs en papier. Par ailleurs, en plus de les photographier, j’ai également utilisé le tampon rouge de numérotation servant aux fiches pour tamponner directement les objets. L’inventaire de Cloé Beaugrand des restes d’œuvres d’art se voit maintenant complété, parasité peut-être, par des restes de la vie quotidienne qui ne sont pas issus d’œuvres d’art, qui ne sont pas eux-même en soi des œuvres d’art ou des ready-mades, mais des éléments du réel laissés dans le réel, même si ils auraient pu, peut-être, dans un autre contexte, faire œuvre. Qui sait…

Désireux de ne pas ajouter d’images à une exposition finalement déjà assez riche visuellement, j’opte donc pour l’ekphrasis, c’est-à-dire la description ou l’évocation d’un objet ou d’une œuvre d’art, réelle ou fictive, description souvent enchâssée dans un récit. J’adore les mots savants. Ce mot grec signifiant littéralement « expliquer jusqu’au bout », j’ai donc tenté ici de vous expliquer jusqu’au bout tout ce que vous n’avez pas eu la possibilité de voir de vos yeux, à l’exception de l’intervention dans le classeur que je vous invite d’ores et déjà à consulter. Des photographies de ces interventions existent pourtant bel et bien et seront sûrement publiées d’une façon ou d’une autre ultérieurement. Mais une photographie n’a pas plus valeur de preuve que ce récit, qui dépeint tout aussi bien – voire mieux – un ensemble de gestes qui ne se laissent, de toute manière, pas facilement voir, si tant est qu’ils existent, bien que ça ne soit, au fond, que d’une importance limitée.
Quoi qu’il en soit, comme le dit Alain Farfall, « ne pas oublier que c’est souvent plus compliqué que ça ! »